9. Sarajevo

En arrivant à Sarajevo, le train avait presque trois heures de retard. Il faut dire que la circulation ici est particulière. Le long du chemin de fer, des personnes traversent souvent la voie à pied, parfois avec des moutons et des chiens. Le train fait des arrêts inopinés au milieu de rien pour faire monter quelques passagers sortis du paysage. Le chauffeur klaxonne chaque minute à l'approche d'une intersection où la signalisation est douteuse, ou quand une personne fait mine de vouloir traverser juste devant le train. Et ce matin, logiquement, la locomotive a percuté une vieille dame qui marchait sur le bord.
Du sang sur les graviers, le train qui a pris du retard. Des secours sont arrivés, avec un brancard de fortune composé de deux bâtons et d'une toile cirée. Ils ont déposé la blessée pas du tout en position de sécurité et l'ont évacué à l'arrache.
Ma plus grande peur ici est d'être malade ou blessé. Je fais attention.


En train, sur le chemin, un chien de gare abîmé par ses accidents professionnels.



Aujourd'hui, nous étions dans cette ville meurtrie, et je n'ai plus envie d'y remettre les pieds. Nous sommes dans un train de nuit qui roule pour Beograd et nous nous sommes fait contrôler trente-six fois. Tantôt passeport, tantôt billet, et le personnel se fait le plus bourru et désagréable possible.

Sarajevo a vécu un drame, et on sent que la population en garde des traces. Les personnes que nous avons croisé pendant la journée étaient gentilles, bien plus ouvertes que les Croates. L'arrivée à la gare était déprimante au possible. Grand bâtiment stalinien, publicité agressive et ringarde, les irlandaises du train déprimaient sur les chaises d'un café glauque desquelles elles se sont faites chasser faute de consommer.


Un panneau à la sortie de la gare, criblé de balles :
"Welcome to Sarajevo 84"

Avec Louise, nous avons roulé jusqu'au centre-ville. Ici aussi on nous regarde comme des hurluberlus. J'ai mangé des burek en matin et en errant de rues en rues nous sommes arrivé dans une espèce de grand marché. Certaines boutiques proposent des choses folles comme des armes et des objets nazis de collection. Des carnets de la jeunesse hitlérienne. Le sentiment est bizarre.



Sarajevo est contre une montagne et possède plusieurs quartiers en pente. L'un d'eux est un grand cimetière musulman.







Il y a aussi près du centre des tombes entre les arbres. Anonymes et dispersées en plusieurs morceaux hétéroclites. J'ai appris plus tard qu'il s'agissait de morts à la grenade.



En y regardant de plus près, la ville n'est pas très charmante, mais surtout elle garde apparentes toutes ses blessures. Ce n'est que dans l'après-midi que nous avons remarqué tous les impacts de balles sur les façades et d'obus sur les trottoirs. Il y a parfois de gros cratères laissés intacts près des bâtiments. En nous promenant nous avons découvert un lieu étrange où les habitants viennent faire de la bicyclette comme si de rien n'était, le long d'une succession d'immeubles ravagés et détruits par les conflits et que personne n'a osé effacer.







À midi, nous avons mangé dans un tout petit restaurant traditionnel, où le vieux juif gardait toujours accroché son portrait de Tito au mur. Nous avons a moitié commander car il a plutôt choisi pour nous. Louise tu prends ça, et moi ça et vous partagerez. Il était sourd comme un pot.


Dans le restaurant.

J'en ai vite eu assez de cette ambiance et nous sommes retournés à la gare. Dans la piscine du parking, des personnes se lavaient. Le niveau de pauvreté rencontré ici est assez compétitif par rapport à mon début de voyage. L'ambiance est étrange, difficilement cernables. Se mélangent étrangement trois confessions, juifs, chrétiens et musulmans.









Dans le très grand hall de gare nous avons retrouvé les Français qui ont décidé d'abréger leur séjour ici et nous suivent à Beograd. C'est drôle de voir que dans ces moments on est attiré par des gens de culture similaire et qu'on se sent un peu mieux à leur côté. C'est presque patriotique. L'attente dans la gare fut interminable. Il n'y a rien à y faire, elle est immense et sans intérêt. Il y est interdit de prendre des photos ou même de s'allonger. Par contre il est autorisé de fumer.

Nous avons pris le train pour Doboj, qui roulait en klaxonnant régulièrement. À minuit nous sommes arrivés à notre correspondance. Rien n'était indiqué pour le train suivant et le personnel de gare frôlait l'autisme. Finalement le train a fini par arriver et avec Louise nous avons partagé le compartiment avec deux jeunes bosniaques. Elles n'avaient pas de billet et quand le contrôleur est arrivé, elles ont réussi à le convaincre de les laisser tranquille. C'était irréel. J'ai l'impression qu'elles ont aussi obtenu un arrêt de train personnalisé au milieu de la campagne, comme on demande à un chauffeur de bus d'ouvrir la porte à un feu rouge.

Le voyage a duré plus de six heures et pourtant nous n'avons parcouru que quelques kilomètres. Nous sommes passés par un petit bout de Croatie avant d'entrer en Serbie. À chaque entrée ou sortie de frontière, les douanes font leur rituel. Ils entrent sans frapper, allume le compartiment et crient "passeport" et puis ils s'en vont dans les autres compartiments pour faire la même chose. On a le temps de sortir nos papiers, mais ça ne les intéresse pas. Dans un premier temps ils veulent seulement nous réveiller. Nous refermons et éteignons systématiquement. Dix minutes plus tard, nous sommes de nouveau réveillés par le vrai contrôleur. Parfois ils sont très méprisants. Il y a le contrôle de passeport, puis le tampon, puis enfin le contrôle du billet. En répétant ce jeu plusieurs fois par nuit, on prend beaucoup de retard et ajoué à la fatigue, on a vite une vision picnoléptique de la réalité. Même si cette nuit-là nous avons dormi six heures allongés, nous sommes épuisés à cause de ces messieurs qui nous ont titillé à intervalles réguliers.






Train de nuit Doboj-Beograd

Nous étions dans un train sans électricité, aucune lumière. C'était inquiétant. À un moment, j'étais seul dans le compartiment obscur. Un homme est entré, très grand et très fort. Il s'assoit en face de moi et me parle serbe. Il était très insistant dans tout ce qu'il disait, il voulait être près mais je ne comprenais rien. Je ne voyais pas son visage. Il s'est allumé une cigarette et pendant une seconde la lumière du briquet l'a éclairé. Puis tout est redevenu noir et il a fumé en me parlant. Je ne voulais pas qu'il reste alors je disait n'importe quoi en français, je riais et faisais le fou. Il est parti, le train a klaxonné et nous avons continué de fendre la nuit.

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